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7 décembre 2018 5 07 /12 /décembre /2018 17:52

 

Elle pensait que le futur préexistait, vous comprenez ? Qu'il était là, tapi dans un coin, à attendre qu'elle arrive. Alors elle a tout retourné, regardé derrière chaque porte, sous le lit, sous la carpette, en ville derrière les marronniers de la grande allée. Rien. Il n'y avait rien. Son avenir n'était pas là.

 

Elle a pris son havresac et s'en est allée. Il était peut-être ailleurs, après tout, le long d'une route imbécile, au pied d'un causse, au fond d'une bouteille de vodka, au détour d'un acide, à l'ombre d'un rail de coke, dans un sexe qui la transpercerait de la tête aux pieds, dans un amour qui l'aurait transcendée. Dans un rock joué trop fort ou à la barre d'une pompisterie la nuit au milieu de nulle part.

 

Rien. Il n'y avait rien. Que ces petits morceaux d'histoires qui sont à son insu devenus son histoire.

 

Son futur, elle l'a dépassé sans même s'en apercevoir.

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16 novembre 2018 5 16 /11 /novembre /2018 13:27

 

Elle est toujours assaillie à ce moment-là, lorsqu'elle traverse la plaine à pieds, quand rien d'autre dans l'uniformité du paysage n'attire l'attention qu'un poteau télégraphique ou une vague nuance entre deux ocres, entre deux jaunes, entre deux gris. C'est ici, dans ce coin de Vendée, près de ce parking depuis longtemps désaffecté, qu'elle se promet à chaque fois de vous conter tel ou tel épisode de cet autre temps, de cette autre vie, de ces autres pas, de ces autres plats. Qu'elle se promet, tant qu'elle s'en souvient, de vous décrire les étendues à l'approche de la Mer du Nord ou de la Baltique (« Ah ? Vous habitiez chez vos harengs ? »), de vous conter l'étreinte de l'air et le vent, le havresac qui cisaille les épaules, les soirées d'ivresse avec la mirifique Hilde aux cheveux rouges, maîtresse déchue du monde dont le vieux Barkas® en panne et les trois chiens s'étaient échoués un jour sur l'ultime parcelle de bitume entre les champs et les dunes, et qui attendait un bon dieu en se nourrissant de vodka, de tristesse et d'embruns.

 

Le début des années 190.

 

Un autre temps, elle vous dit.

 

À moins qu'elle n'ait tout rêvé.

 

Mais ça l'étonnerait, elle n'a aucune imagination.

 

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11 novembre 2018 7 11 /11 /novembre /2018 21:38

 

Elle n'a pas retenu ça, non, en regardant cet ancien vidéogramme sur l'asile de La Borde. Elle n'a pas retenu la bâtisse en pleine Sologne, elle n'a pas retenu les communs aux grandes fenêtres ouvertes, elle n'a pas retenu l'autogestion, elle n'a pas retenu les approches alternatives, elle n'a pas retenu le verger, elle n'a pas retenu les balades bucoliques aux côtés de Guattari. Elle n'a pas retenu l'intelligence et la liberté. Oh, bien sûr, elle sait que par définition la caméra est presque aussi menteuse que le cerveau ou la mémoire, elle sait que La Borde n'était (n'est ?) qu'une exception perdue au milieu des Sainte-Anne et des Villejuif. Elle n'est pas une lapine de six semaines, elle sait que les films ne montrent que ce qui est montrable, et qu'à Cour-Cheverny comme partout ailleurs dans la psychiatrie des années 180 il y avait encore et déjà des camisoles, des pleurs, des cris et des cages.

Non, ce qui l'a marquée c'est le niveau d'élocution, d'érudition, de clairvoyance et d'éducation politique des zinzins. Partout souffle le vent de la réflexion, partout de la cuisine aux chambrées la/le moindre aliéné(e) parle de Marx et de Mao, cite Sartre ou Debray. Schizophrènes, névrosé(e)s, hystériques, paranoïaques, tou(te)s ont ici conscience d'être à la fois la victime et l'enjeu, la serrure et la clef. La quête de lucidité est partout. En 185 la guerre de 176 est encore fraîche. La parenthèse ne s'est pas encore refermée. Tou(te)s se souviennent que la folie est une arme. Que la folie est sociétale. Et que quelque soit la pathologie, communisme et Savoir sont les seules issues.

Ça, c'est mémorable — puisque inéluctablement perdu.

Elle aussi, a été internée plusieurs fois. Mais assez longtemps après, vers le milieu des années 200. Et même si ce n'était pas à La Borde mais dans une structure plus... « traditionnelle », on pouvait déjà se rendre compte que les paradigmes avaient bel et bien changé. Certes, en dehors des périodes de cachot une relative liberté individuelle subsistait. Par contre plus question d'autogestion, et plus trace de combat politique. Encore quelques post-Mao-Spontex, hobos et punkàchien(ne)s en pyjamas dans les couloirs, mais la lutte des classes avait cédé la place à celle pour l'accession à la défonce, légale ou illégale. « Valium®-Tranxène®-Nembutal®-Yoghourt-Acide », chantait le poète. Des cris, toujours. Des cris, bien sûr. Des cris et des molécules.

Et des grands trous dans sa mémoire.

Elle préfère ne pas imaginer ce qu'il en est maintenant, tiens, de tout ça. Maintenant que le patronat, la bourgeoisie et « l'entreprise » ont fait main basse sur tout ce qui bouge, et que la nuit sécuritaire s'est abattue sur les aliéné(e)s. La chimie la carotte et le bâton, c'est ce qui rapporte le plus, Coco. Plus de Oury, de Guattari, de réflexion ou d'autogestion. L'abattage. La psychiatrie gueule ouverte dans une cabane de chantier. « Au suivaaaaaaant ! ». « Vacances à Megève si vous prescrivez mes bonbecs, docteur ». Trois Prozac® la gâterie. Le chiffre, Coco, le chiffre. Et puis faudrait pas qu'être zinzin devienne enviable : des pauvres pourraient se laisser tenter.

Pourquoi elle vous raconte tout ça ? Pour rien. Juste parce qu'elle a revu ce vieux film, « La Borde, le droit à la folie ». Un truc tourné un temps que les moins de... houla ne peuvent pas connaître.

Et parce que désormais où que le monde aille, elle a bien l'impression qu'il y va sans elle.

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24 octobre 2018 3 24 /10 /octobre /2018 13:14

 

Elle s'est complètement égarée sur la ligne du temps. Oui, c'est ça. Complètement égarée. Les mois ne signifient plus rien, les ans dansent la farandole, la frise chronologique fait des zigzags, les chiffres sont absurdes, les décennies s'empilent de guingois, les souvenirs s'emmêlent. L'année de la guerre est plus actuelle que l'année actuelle.

Elle s'engouffre dans des calculs. « Combien de temps depuis que », « Le même laps entre ça et ça qu'entre ça et ça », « Si je reportais la durée de là à là ça me mènerait là », « J'ai l'âge qu'avait ma grand-mère quand ». Vous voyez le style. Elle cherche des repères comme un poisson cherche l'oxygène. Elle cherche des repères mais si elle en trouvait ne saurait pas trop quoi en faire.

C'était plus simple lorsqu'elle pensait encore que c'était le temps, justement, qui passait. Elle aurait pu se sentir intègre et le rendre unique responsable de ces circonvolutions. Mais le temps est la seule chose qui ne passe pas, puisque pour passer il faudrait qu'il le fasse par rapport à lui-même — ce qui reconnaissez-le serait abstrus. Le temps est fixe, c'est elle qui se balade le long de lui. Ce sont ses propres pas qui l'ont perdue.

La vieillesse est un naufrage et pourtant elle meurt de vertige.

Elle essaie d'imaginer la scène.

Elle rit encore.

Elle est décidément bien joyeuse.

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8 août 2018 3 08 /08 /août /2018 12:58


Elle est passée de là à là, en fait. Du statut social d'avant-dernière à celui de dernière.
— Moui. Et ça la fait sourire ?
— Ce n'est pas exactement ça, qui la fait sourire. Ce qui la fait sourire est la répétition de l'Histoire. Parce qu'en fait elle a toujours fait ça, uniquement ça, toute sa vie.
— …
— Elle était bonne élève, jadis, à l'école, lorsqu'elle était gamine. 
— Oui, et alors ? D'abord je croyais qu'elle n'avait JAMAIS été gamine...
— Ne compliquez pas tout, c'est pour les besoins de la narration. De la classe de onzième à la classe de sixième, donc, elle était toujours classée première. Sans travail. Sans effort. Enfin PRESQUE toujours première, puisqu'il y a avait une autre élève qui s'accrochait et lui chipait parfois la place.
— Catherine H. ?
— Oui. Elle vous en a déjà parlé ? Elle admirait beaucoup cette fille. Et au risque de vous surprendre elle n'aimait pas, elle n'a jamais aimé être première. Les quelques fois où elle était deuxième, derrière cette Catherine, donc, elle revivait. Deuxième, c'était la place où elle se sentait en sécurité. C'était la place où elle avait enfin une guide, une guide tacite, certes, mais une guide. Ça correspondait à sa vision de l'espace. Ça contrebalançait un peu le flottement et l'errance infinis qu'elle sentait déjà en elle. Ça atténuait sa solitude. Ça lui disait où aller. Deuxième était la place où sans le savoir quelqu'une lui disait enfin « viens », et non « va où tu veux ».
— Elle est zinzin, non ?
— Si ça peut vous faire plaisir... Bref, toujours est-il qu'après quelques années scolaires elle s'est arrangée pour ne plus jamais être première. Elle a saboté son propre travail. Juste un petit peu, au début. Seulement pour être sûre à cent pour cent que Catherine fasse mieux, juste pour être sous son aile, sous son giron, juste pour être la dauphine et apparaître enfin aux côtés d'une reine qui l'adouberait. Et puis elle a changé d'école et de ville. Dans le nouvel établissement elle a durant quelques mois cru retrouver une Catherine H. en Valérie C., mais Valérie C. était tout de même rudement moins bonne élève que Catherine H.. Du coup pour rester deuxième elle est devenue rudement moins bonne elle aussi. Et une fois le pied sur la pente savonnée elle a dévissé. Complètement dévissé. En à peine deux ans elle est devenue la cancre parfaite. Quasi-volontairement. De dix-neuf sur vingt de moyenne à deux sur vingt. Rebelle, insolente, arrogante. Même pas attachante. Odieuse. Odieuse déjà. Les dés étaient jetés. Au siècle suivant, elle en est toujours là, dictate sans avoir les moyens de dictater, mord quiconque l'approche et s'acharne à tout détruire. »


 

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15 février 2018 4 15 /02 /février /2018 00:44

 

Elle ne sait pas ce que cette photographie fait là, dans cette boîte, au milieu des autres. Rien ne l'y relie. Ni le «  style  », ni le format, ni l'ancienneté. C'est une image bien plus récente, une image du début des années 1990. Elle en est sûre bien qu'elle ne pourrait plus donner la date exacte  ; elle en est sûre parce que cette image, au contraire de toutes les autres et même si elle ne se souvient pas véritablement l'avoir fait, c'est vraisemblablement elle-même qui l'a prise.

C'est un cliché en couleurs de format 9,5 x 13, de qualité plus que médiocre. Contraste avoisinant le zéro, teintes désaturées, grain épouvantable dû à une faible lumière sans doute compensée par une profusion de ASA. Le cadrage est lui-même approximatif  : si le sujet est à peu près centré, la ligne d'horizon penche dangereusement sur la gauche, comme si la photographe avait été déséquilibrée. Ou ivre.

L'image représente une baraque à frites. Une sorte de «  Schnellimbiss  » sans client(e)s, perdu sur une place immense, une petite lueur sur un océan de neige boueuse. On sent d'ici l'huile frelatée, la bière douteuse, le pain mou et la moutarde à bon marché. On entend les toussotements du groupe électrogène. Il fait nuit. C'est la fin de l'hiver ou peut-être le tout début du printemps.

Elle ignore pourquoi elle a photographié cela. Peut-être pour garder quelque chose. Peut-être pour se donner une raison d'être là.

Nous sommes à Wrocław en 1992 ou 1993 et la Pologne qui n'en est plus à son coup d'essai quitte tout juste la tutelle soviétique pour sombrer sous le joug capitaliste. La ville éventrée semble sortir de la guerre  ; aussi loin que porte le regard tout n'est que grisaille, ruines et gadoue. Comme la photographe elle-même, d'ailleurs, alors au plus profond de ses éthers et de ses démons. Échouée là presque par hasard. Et qui ne se souvient pas de tout.

C'était un de ses derniers vrais grands voyages. Elle avait débarqué en Silésie par un invraisemblable entrelacs de circonstances, suivi des idées qui n'étaient pas les siennes puisqu'à cette période de son existence elle n'était plus guère capable d'en avoir. Elle avait débarqué dans un camion venu d'Allemagne, avec un petit groupe venu implicitement voir s'il n'y avait pas quelque chose à «  anschlusser  » après l'abandon du bloc communiste. Des ceusses aux allures de fausses(-aux) aventurières(-ers), des ceusses qui avaient trop écouté Wagner et ne trouvaient pas «  Wrocław  » parce que sur leur carte routière était encore écrit «  Breslau  ».

Dans la cabine surpeuplée ça sentait le schnaps, le shit et le stupre. Et elle, après tout, à l'époque elle n'en demandait pas plus.

Après  ? Après, plus rien. Un grand trou. Des bribes. Une chambre dans un hôtel qui avait sans doute jadis été luxueux, un bâtiment aux couloirs sombres et aux plafonds démesurément hauts, des tables rondes alignées en rangs d'oignons sous de fastueux lustres auxquels manquaient les trois quarts des ampoules, l'eau qui coulait marron et à grands bruits dans les lavabos, la vodka détaxée, l'éparpillement du «  groupe  » suite à on-ne-sait-quel conflit interne, les déambulations solitaires sur les rives cradingues de l'Odra, les chutes sur les trottoirs défoncés, les rencontres dont il ne reste rien, hormis peut-être une brève sororité avec une punkette de presque deux mètres qui faisait régner la loi sur le parvis de la gare. Et qui dans un approximatif mélange de français et de polonais l'appelait «  Petite świnia  ».

Et puis cette baraque à frites.

Et puis deux ou trois jours plus tard les derniers zlotys pour un train vers l'ouest.

Toute seule.

 

***


Un quart de siècle plus tard la vieille dame tourne et retourne la photographie dans sa main. «  Ce sont finalement les images ratées qui racontent le mieux l'Histoire  », lance-t-elle avant de replacer définitivement le cliché dans sa boîte.

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11 juin 2017 7 11 /06 /juin /2017 22:35

 

Elle y repense à chaque fois, tu sais. Elle y repense chaque mois de juin lorsqu'elle monte à pieds la vicinale qui longe l'Arguignon, pour aller chiper des cerises sur le coteau. Elle y repense chaque mois de juin quand l'air acquiert cette si singulière épaisseur. Elle vous revoit là-bas, à une autre époque, dans une autre vie, marchant sur cette interminable route qui serpentait de Venasque à Murs, les épaules sciées par de trop lourds havresacs. Vous alliez bouffer le monde. Et ce con de monde ne le savait pas.

Elle revoit le village, la vieille épicière — avait-elle seulement l'âge que vous avez maintenant ? — chez qui vous alliez déconsigner le jour les bouteilles vides que vous lui aviez volées la nuit. Et l'adipeux-baveux qui vous avait engagées à l'arrache pour la cueillette des burlats, en se disant que vous étiez certes un peu chelous mais qu'avec vos têtes à la Mona Bergeron il parviendrait bien à vous sauter quand même. Enfin surtout toi. Elle elle était trop pas assez. Trop grande, trop mal fichue, trop garçon manqué. Pas assez tableau de chasse.

Elle revoit la canadienne plantée en contrebas du verger, le shit, le Néo-Codion®, le Gris de Boulaouane. Les journées entières passées dans les arbres. Mais pas comme la Duras, non. Comme deux paumées raides défoncées, coincées dans des rêves trop grands pour elles. Deux francs de salaire le cageot de quatorze kilos. Vous n'aviez pas gagné un rond. Le paysan ne vous avait pas sautées et vous avait virées. Le monde ne s'est pas fait bouffer.

Elle y repense à chaque cerise, tu sais. Depuis trente-cinq ans.


 

 

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18 mars 2016 5 18 /03 /mars /2016 00:22

 

Tu ne vas pas me croire, ma belle... J'ai retrouvé l'endroit... Tu vois, je ne me souvenais même plus du nom et puis tout est revenu d'un coup... J'ai fait comme je fais parfois, toutes ces nuits où je ne dors pas : j'ai pris ces outils modernes, là, qui photographient la planète de partout, et puis j'ai suivi les routes, les voies ferrées, les cours d'eau. J'ai franchi virtuellement les cols et traversé les forêts, j'ai utilisé Google Map® comme nous utilisions nos Doc Martens®. Et je suis arrivée . « H.L.M. Sainte-Marguerite ». Tu te souviens ?

Moi oui, je me souviens. Avec une soudaine et terrible netteté. Le lieu ne semble pas avoir tellement changé, même si le temps a un peu mélangé les souvenirs et les voyages. Peut-être était-ce une des fois où j'avais traversé le pays en auto-stop juste pour te retrouver, ou celle où je revenais de Berlin en sautant de train en train au gré des contrôles, je ne saurais plus dire. Je me rappelle très bien, par contre, que c'était l'été et que je m'étais assise là, sous ce porche, face à la haie. Il me semble même reconnaître les couleurs. C'est bête, hein ? Et je t'avais attendue. C'était une époque où l'on faisait deux mille kilomètres pour aller voir quelqu'une sans même savoir si elle était là.

J'avais des cigarettes, des trucs pas très légaux, un sac de couchage, un futal destroyed, la tronche de Simone Bergeron(*) et un bouquin. « Océans », d'Yves Simon.

Le lendemain ou le surlendemain tu es arrivée. Tu n'as même pas fait semblant d'être surprise de me trouver là. Nous sommes montées chez toi. Nous avons bu du muscat.

J'étais amoureuse.

Pas toi.

Nous ne nous sommes même pas effleurées.

C'était le jour où j'ai eu dix-huit ans.

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(*) Celle du film de Varda.

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31 août 2015 1 31 /08 /août /2015 13:51

 

Assise sur l'autre rive du lac la femme les observait — de tellement loin en fait qu'elle voyait les gerbes d'eau bien avant que le bruit des plongeons ne lui parvienne. Combien les plongeuses étaient-elles ? Quatre ? Six ? Huit ? Elle n'aurait su le dire tellement les silhouettes étaient petites. Après avoir regagné la berge à la nage elles remontaient sur le parapet et ressautaient. De nouveaux petits geysers se formaient, puis quelques secondes après encore des « plouf », toujours des cris, dans un ballet qui semblait n'avoir ni début ni fin.


La vieille dame se souvient combien les étés étaient chauds, aussi, ces années-là, quand elle avait vingt, seize, dix-huit ans. Elle se souvient du corps des filles et même de celui de quelques garçons, elle se souvient des eaux du lac près de la Tuilerie, de celles du Tarn, de celles de la Drôme et de quelques autres encore. Elle se souvient comme elles allaient au combat, comme elles allaient faire la Révolution, comme leurs yeux brillaient, comme elles étaient invincibles, comme le temps n'avait pas de réalité. Comme l'eau jaillissait, aussi.


Et comme, peut-être, à l'époque, assise sur une autre rive, une vieille dame les regardait déjà, perdue dans ses souvenirs.

 

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Dazibao initialement publié ici : https://www.facebook.com/nicole.garreau/posts/10207968576920619

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31 août 2015 1 31 /08 /août /2015 13:24

 

Elle en parlait ailleurs sur les Entre-réseaux alors elle sent qu'il faut bien qu'elle s'y colle ici aussi sous peine de recevoir moult courriels de réclamation.


Donc voilà. Elle ne sait pas, non, ELLE VOUS JURE que des années après elle ne sait toujours pas d'où il venait, ce bouquin, ni pourquoi elle y a repensé la nuit dernière. Faut dire que ce livre a fait son passage durant cette drôle de période de la vie de votre dictateuse, aussi — cette longue décennie débutée à la fin des années 1980, ce siphon dans lequel elle se laissait aspirer, cette « quinzainie » pleine de trous et d'éthers, cette ivresse de l'immensité qui vous prend lorsque l'on n'a plus nulle part où aller et que l'on finit du coup, inexorablement, enfermée par autrui dans les plus petits réduits. Un lavabo. Un lit. Une chaise. Une table. Et une infirmière, trois fois par jour, qui vient vérifier que vous prenez bien votre lithium et que ne vous êtes pas ouvert les veines avec la cuillère en plastique.


Bien sûr, aujourd'hui dans la même situation la situation ne serait pas la même, si elle ose s'exprimer ainsi. Aujourd'hui elle est vieille, elle a appris le jeûne et la méditation, elle sait que tout est vain, elle le sait PROFONDÉMENT — c'est-à-dire que ce n'est plus seulement un savoir par coquetterie. Aujourd'hui elle a découvert et maîtrise à peu près le vide, le silence, l'immobilité. La respiration. Aujourd'hui elle est pompiste et la solitude est son amie. Mais pas à l'époque.


Alors elle l'avait pris pour une chance, ce bouquin vraisemblablement laissé par une ancienne locataire de la cellule, ce bouquin qui contre toute attente avait échappé aux fouilles et aux ménages, ce bouquin trouvé coincé on-ne-sait-pourquoi derrière le tuyau du lavabo. Certes elle se souvient qu'elle aurait préféré tomber sur une boulette de shit, des amphètes ou une bouteille de vodka — mais il n'y avait que ce livre, et si elle excepte les quelques grammes de tabac et le briquet qu'elle avait réussi à faire entrer en douce en les planquant dans les recoins secrets de son anatomie, c'était le seul objet mobile dans toute la pièce. Elle l'a lu et relu pendant des semaines. Jusqu'à parler à celui qui en était le narrateur, jusqu'à tutoyer l'auteur, jusqu'à se persuader que celui-ci lui répondait, jusqu'à penser qu'elle/il étaient ami(e)s.


Oui, cher lectorat : c'est là qu'aussi improbable que cela puisse paraître, Bohringer est devenu son pote Riri.


Évidemment quelques semaines plus tard la porte s'est rouverte, évidemment la vie en a profité pour entrer, évidemment cette autre internée aux yeux si gris, aux cheveux si longs et aux mains si fines l'attendait, évidemment elle lui a sauté dans les bras, évidemment elles ont échangé là leurs premiers baisers. Évidemment avant de partir elle a discrètement remis son pote Riri sous l'évier. Évidemment elle n'y a depuis pas tellement repensé. Sauf là, cette nuit.


Parce que quand même, à bien y réfléchir, ce type, c'est le seul qui ait accepté d'être enfermé avec elle.


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