Ah oui, je me souviens. C’était le début des années 1980, le tout début – nous venions juste d’avoir notre dix mai, le printemps était beau, tout souriait. Je trainais un peu dans Nantes, à l’époque, j’allais picorer aux Beaux-Arts, je marchais dans les rues, je buvais du thé aux terrasses – des alcools, aussi, hélas. Au carrefour le tabac-presse, les copines achetaient Elle ou L’Huma (ce n’est pas incompatible), j’attendais Le Fou parle, « revue d’art et d’humeur », iconoclaste et poétique.
Drôle d’aventure, Le Fou parle. La revue était apparue quelques années plus tôt, en 1977, des désirs de Jacques Vallet et de Roland Topor, ou plutôt non, des désirs de tous en fait, des désirs du temps. Un projet comme on savait les faire à l’époque, la parenthèse dorée ne s’était pas encore refermée, l’air était tout à la fois chargé et léger d’alternatif, de non-dirigiste, de communautaire, d’autogéré. Les choses ne se faisaient pas pour le fric – ce qui soyons honnête ne les empêchait pas nécessairement de se défaire pour lui.
« Georgette tu es anxieuse », écrivait André Ruellan. Combien de fois la phrase a retenti depuis, à tous propos, combien d’items, combien d’articles, combien de dossiers, combien de dessins ou de gravures me reviennent encore en mémoire, boomerang du fond des âges, madeleine juteuse, soif d'avoir soif. En allongeant le bras je peux palper le ciel de ces mots-là, yeux écarquillés, cœur émerveillé, un autre monde à chaque page, un univers qui se construit, petit à petit, c’était l’âge des absolus et celui des possibles – on allait le faire ce p….n d’univers littéraire, ce truc débordant de mots, d’images, de différences, d’égalité, d’amour.
Et puis non. Allez savoir ce qu’il s’est passé, la vie a sombré, en 1984 le Fou s’est tu. Parce que tout a de nouveau basculé, parce que l’économie allait nous faire payer au centuple l’espace que nous avions réussi à lui dérober – nous allions apprendre de force que les gentils ne gagnent pas les guerres. Avec le Fou se sont amuïs les premiers pans de notre jeunesse, la parenthèse s’est refermée. Restent ici ou là quelques traces de cette Atlantide, je remercie d'une part le blog de monsieur Deloin et d'autre part les Editions Hermaphrodite de nous permettre d'alimenter encore un peu ces quelques voyages dans notre propre existence.
Sinon nous finirions par croire que nous l'avons rêvée.
N.D.L.A. Ça ne vous aura pas échappé, sagaces et fouineurs(-euses) comme vous l’êtes : j’ai déjà publié ce billetounet sur le site Edencash, où il campe toujours enroulé dans quelques couvertures d’époque, et accompagné d’une petite entrevue filmée avec Jacques Vallet.
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